Les agences de voyage vont pouvoir enrichir les produits touristiques existants avec l’apport culinaire sous ses différents aspects

La Route Culinaire de Tunisie est la route de tous ceux, professionnels et passionnés, qui y participent et partagent leurs expériences et points de vue. Faouzi Mejdoub, président de la Commission du Tourisme Culturel et Alternatif auprès de la Fédération Tunisienne des Agences de Voyages et de Tourisme (FTAV), analyse les mutations à l’oeuvre dans l’offre touristique nationale et les enjeux à miser sur le culinaire.

En tant que professionnel du tourisme tunisien avec une riche expérience en Tunisie et à l’international, comment définiriez-vous les changements actuels concernant notamment la diversification de l’offre ?

Pour pouvoir parler concrètement de changements, et surtout de l’ampleur des changements, il convient de revenir en arrière pour bien souligner ce qu’on pourrait effectivement appeler des changements de paradigmes.

A mon avis, l’offre touristique internationale, en tant qu’activité économique, est passée essentiellement par deux grandes étapes : une étape qu’on pourrait qualifier de « passive » et une seconde étape qu’on pourrait qualifier de « volontaire » qui, elle-même, a subi quelques mutations pour aboutir à son état actuel. 

Pour bien illustrer ce propos, et surtout souligner les paradigmes qui l’ont accompagné, il convient de revenir à l’origine des mouvements touristiques vers le XVIIIe siècle : à ce moment-là on ne pouvait pas parler d’offre active, au sens d’action engagée par des professionnels pour motiver les déplacements au titre de la découverte ou de la détente. Nous visons par-là les déplacements de la branche jeune de l’aristocratie anglaise, qui s’expatriait pour quelques mois en Italie (essentiellement Rome et Florence), afin de vivre leur expérience de jeunes-adultes, loin du foyer familial en Angleterre, en un milieu baigné par un legs civilisationnel, englobant les périodes de la Rome antique d’abord et plus tard de la Renaissance. C’était le fameux « Tour » de l’Aristocratie anglaise qu’on peut aisément assimiler à un « Rite de Passage » plutôt qu’à une réponse à une offre touristique : c’est ce côté non-structuré qui m’a fait choisir le terme d’offre passive pour caractériser cette étape de l’activité touristique.

L’avènement de l’offre touristique que j’ai qualifié de volontaire va coïncider avec la vulgarisation de l’activité touristique qui cesse d’être élitiste, aristocratique et initiatique pour devenir une réponse non-exclusive à une proposition précise de gestion du temps, dans un espace déterminé, avec une logistique appropriée pour la mobilité et l’hébergement, dans un but de détente et de découverte, le tout dans une dynamique économique. 

Cette mutation entre les deux, qui marque bien le changement de paradigme au niveau de l’offre touristique internationale, va se matérialiser dans le phénomène « Riviera » et « Deauville », du début du siècle passé en France. En Tunisie, essentiellement avec l’avènement du Protectorat français à la fin du XIXe siècle, l’offre touristique reste plutôt limitée à un petit nombre d’écrivains et artistes, ainsi que des fonctionnaires de l’Etat français, désireux d’exhumer les traces historiques des Romains, Phéniciens ou autres civilisations disparues, en même temps qu’un regard curieux sur le monde oriental proche.

Cette offre touristique, au niveau des deux destinations, se caractérise par une mise en avant de l’élément météorologique agréable de même que l’attrait pour le milieu naturel et archéologique. La motivation principale de ces voyageurs accordait peu d’importance aux populations qui vivaient et évoluaient dans ces aires géographiques : l’offre mise en avant a ignoré l’élément humain régional.

Les visiteurs ou voyageurs étaient bien entre eux, dans une espèce de bulle virtuelle, exposée au beau temps, et traversant les espaces naturels et historiques en spectateurs venus d’ailleurs.

Ce type de touristes qu’on pourrait maintenant, avec du recul, qualifier de « touristes-spectateurs » a fait dire à certains : « La Tunisie est belle sans les tunisiens » ; en fait une phrase malheureuse déclinée de la même manière à différents pays touristiques du tiers-monde, juste en changeant le nom du pays et ses ressortissants.

Il n’en demeure pas moins que ce type de tourisme-spectacle est conforme à l’esprit de l’offre proposée dans les marchés émetteurs de touristes, à savoir une offre qui tournait autour du côté inerte de la région ou du pays : nature, archéologie, météo clémente. 

Une certaine évolution de l’offre va commencer avec les années 1960 et la vague de décolonisation, accompagnée par l’encouragement de l’ONU à l’adresse de ces nouveaux régimes indépendants, à s’ouvrir au tourisme en tant qu’activité économique, levier de développement et mode de rapprochement des peuples. Si on ajoute à ce phénomène la généralisation des congés payés au sein des pays développés, principaux émetteurs de touristes, ainsi que le confort matériel européen résultant des trente glorieuses (1945-1975), on aboutit à un nouveau paradigme qui fait de l’offre touristique un vecteur de rapprochement entre la nouvelle classe ouvrière de la zone Europe et les autochtones des pays nouvellement indépendants.

Cette nouvelle offre va continuer à mettre l’accent sur les atouts naturels et culturels évoqués précédemment tout en introduisant la dimension humaine du pays visité.

A partir des années quatre-vingt, et allant crescendo, on va voir une offre qui accorde de plus en plus d’intérêt à l’élément humain en mettant en avant sa façon de vivre, ses croyances, son héritage historique, ses pratiques. L’offre touristique pénètre dans la sphère longtemps occultée du ressortissant des zones visitées : elle met en avant, d’une façon positive, ses particularités et invite à partager, le temps d’une expérience, le vécu de cette population locale. La nouvelle offre touristique ne perçoit plus les différences ethniques ou culturelles des différents pays ou régions à travers le filtre de l’incompatibilité et du rejet, mais plutôt comme un phénomène de tolérance et de rapprochement banalisant les différences communautaires et même en en faisant un atout de vente. Cela va aussi loin que le refus des rejets des particularismes qui ne sont plus perçus comme un frein au contact et au dialogue, mais sont comptabilisés à l’actif d’un monde où il n’y a plus de culture dominante et où, au contraire, les différences sont perçues comme une réalité universelle entrant dans la logique de LA diversité, à travers le filtre moral de la tolérance.

Quels sont les atouts de la Tunisie pour se positionner internationalement au sein de ces nouveaux marchés ? Et plus particulièrement avec l’offre culinaire ?

Si nous partons des nouvelles orientations touristiques, surtout à travers la mise en lumière de la centralité de l’élément humain local, et en donnant à cet autochtone la place et l’importance qui lui reviennent de droit dans le champ touristique, tout en le liant à son environnement naturel, civilisationnel et historique, de la sorte nous venons de planter le décor pour la nouvelle offre touristique : cette offre qui élargit sensiblement l’aire touristique classique et qu’on peut décliner sous différentes dimensions.

  • La dimension « Authenticité et Durabilité » peut trouver son illustration sur le terrain à travers la mobilisation pour promouvoir et encourager l’ économie locale dans les régions en impliquant les femmes et les jeunes qui ne font pas partie du circuit commercial classique, mais qui peuvent améliorer leur condition de vie à travers des métiers, ou des offres de produits et de services, issus du patrimoine matériel et immatériel de leur région : dans la plupart des cas ce genre de pratique existe déjà et est connu des visiteurs, mais le travail à faire consiste à encadrer l’activité ou les pratiques (formations ; défrichages d’opportunités..), et à les réglementer (individualisation des intervenants ; bon comportement ; règles d’hygiène ; notions de multiculturalité).
  • La dimension « Culturelle » n’est pas absente à ce registre de la promotion de la Destination Tunisie où l’élément historique et archéologique rappelle la présence de cette destination dans le fond historique commun à la Méditerranée depuis plus de 2 000 ans : sa participation à l’Histoire universelle est indéniable et peut, et doit, être mise à contribution.
  • La dimension « Accueil et Affabilité » de la population tunisienne, qui est partie intégrante de son code génétique, façonné par sa position géographique au confluent des deux bassins de la Méditerranée, et qui a attiré et fixé tant d’arrivants et d’expéditions et légué tant d’usages et de pratiques, n’est pas non plus à négliger.
  • La dimension « polyglotte » de la population locale qui, outre sa langue maternelle, parle au moins une langue européenne.
  • La dimension « Naturelle et Ecologique » est très accentuée dans ce petit bout de pays cerné par 1 200 kms de Méditerranée avec une façade ouverte sur le plus grand désert chaud du monde.
  • La dimension « Proximité » est aussi présente dans cette offre, et les forfaits proposés, raisonnables du fait de la parité monétaire, font aussi partie des motivations du visiteur optant pour cette destination.
  • La dimension « Tunisie », que j’ai fini par incorporer après quelques moments d’hésitation, reste le « Brand » qui doit inspirer la confiance, le biculturalisme, le pont entre l’Europe et l’Orient, la longévité et la tradition touristiques (60 ans+).  
  • La dimension « Bio » doit pouvoir aussi étoffer l’offre de cette destination en mettant l’accent sur l’aspect du travail de la terre, la qualité des engrais, l’absence ou la limitation des pesticides, l’opposition aux OGM, etc. Tout ce qui précède serait un préalable pour arrimer toute cette offre à la dynamique de la « dimension culinaire ».

Cette ultime dimension serait la matière qui va assembler toutes les composantes vues plus haut au sein d’un axe temporel et trans-civilisationnel, construit patiemment à travers plusieurs siècles, avec des ajouts successifs issus de plusieurs ethnies et de plusieurs civilisations. 

Pierre par pierre, le temple culinaire a été érigé patiemment au cours des longs siècles précédents par le besoin primaire et vital de se nourrir décliné à des peuplades de différentes origines et de différentes croyances et qui s’est affirmé au fil des siècles en fonction du milieu naturel ambiant, de la valeur nutritive ou énergétique recherchée, du recours aux produits disponibles localement, à la valeur prophylactique, à la valeur mythologique, à la valeur mystique, à la valeur curative, à la valeur stimulante, à la valeur euphorique, etc.

Toute cette évolution qui a suivi, partant du besoin vital de se nourrir, est porteuse de traces de contextes économiques différents (périodes de pauvreté, de disette, d’évolution des goûts en fonction des brassages de population, de raffinement, etc.).

Cette offre culinaire est un témoin éternel, en perpétuel mouvement, du génie de l’Homme et de son inventivité. Elle est aussi une trace de son raffinement et justifie le recours au terme « Art » en évoquant le culinaire.    

Quelles opportunités ces stratégies offrent-elles aux professionnels du tourisme tunisien, et plus particulièrement aux agences de voyages ?

L’aire géographique touristique tunisienne augmente de superficie avec l’apport de cette nouvelle motivation qu’est l’offre culinaire. Toutes les régions et les villes tunisiennes se trouvent sur le même pied d’égalité dans cette ressource qui ne prend pas en considération la présence de vestiges sur son territoire ou pas, qui ne considère pas le degré de modernité comme baromètre, ni la proximité de paysages naturels spectaculaires comme élément prépondérant : c’est plutôt le génie humain, à partir d’ingrédients locaux et de leur juste mixage, qui va être apprécié à sa juste valeur ; c’est la création de la valeur ajoutée à partir d’un héritage de générations passées.

Cet effort multipartis extratemporel et sa valorisation peut être fructifié par les concepteurs de voyages au sein des agences de voyages qui vont avoir le loisir, à mon avis, non pas de faire table rase sur les produits classiques existant (musées, sites archéologiques, cités historiques, produits de plein-air, produits d’aventure, sites exceptionnels, etc.) mais plutôt d’enrichir les produits existants avec cet apport culinaire sous ses différents aspects nutritifs, adaptatifs, évolutifs, gustatifs et pour finir expérientiels.

L’agence de voyages peut, par la juste combinaison des composantes de son offre classique avec l’offre culinaire, proposer un produit qu’elle seule peut maîtriser de bout en bout (par opposition à d’autres acteurs sociaux qui peuvent avoir quelques expériences limitées au champ culinaire mais sont peu ou pas outillés aux questions relatives à un produit multidimensionnel).

Le savant dosage de l’offre des agences de voyages entre le plaisir gustatif et immersif dans un cadre authentique, mêlé à un plaisir esthétique ou intellectuel procuré par la juxtaposition d’une ou plusieurs autres composantes, issues du répertoire touristique classique naturel et culturel, fera de l’offre finale une œuvre digne d’être proposée.

L’agent de voyages avec un sens artistique aiguisé sera le chef d’orchestre de cet ensemble harmonieux qui va allier le patrimoine matériel et immatériel.

Comment œuvrez-vous, au sein de la FTAV, pour accompagner les agences dans ces changements de paradigmes ? 

C’est la Commission du Tourisme Culturel et Alternatif (la CTCA), que je préside, qui a pris l’initiative, du fait de son rôle et de son domaine d’expertise, de mener les actions nécessaires pour porter à la connaissance des agences de notre corporation les changements de paradigmes, les nouveaux concepts, les conditions et les attentes des bailleurs de fonds, les réponses à apporter.

Actuellement, je suis au stade de l’élaboration de cette stratégie, profitant de la « trêve » estivale pendant laquelle les agences accordent peu d’importance au travail d’investigation, de formation, d’expérimentation, de mise-à-niveau…

L’output sera exposé par moi-même, en présentiel et par visioconférence, à l’automne prochain, avec Invitation à toutes les agences de voyages de notre corporation.

Pour ce travail, nous travaillons sur plusieurs axes : une nouvelle demande, une nouvelle niche de développement, un effort d’adaptation de l’offre à cette nouvelle tendance, des expériences à proposer, un jargon à maîtriser, la confection du produit fini, une communication adéquate, de nouveaux fournisseurs à trouver, de nouvelles formes de collaboration à imaginer (nouveaux schémas de type horizontal).

Simultanément avec cette préparation du volet didactique théorique, un travail de repérage mené par mon équipe et moi-même, sera entrepris sur le terrain par un inventaire de sites, lieux, zones, partenaires, fournisseurs qui étofferont l’offre culinaire à l’adresse des agences de voyages. Cette démarche est déjà mise en route à distance, à travers les recherches documentaires, de contacts, de facilitateurs, avant de passer au terrain.

La dernière étape, qu’on essaiera de faire coïncider, à l’automne, avec le principal événement de la Route Culinaire (à déterminer), doit être le lancement de la mise en pratique de tout ce travail vu plus haut : cinq Eductours à l’intention des agences de voyages des 5 régions de la FTAV (les Fédérations Régionales des Agences de Voyages- FRAV), à raison d’un bus par région, à des dates non superposables de préférence, pour que je puisse les accompagner sur le terrain en illustrant sur site les notions théoriques vues antérieurement.

Inutile de préciser que de mon côté je ne peux offrir que ma technicité et ma motivation…